L'espace public comme territoire éphémère
Texte paru dans le catalogue S'arrêter un petit peu avant de continuer,

De quoi nous parle Marion Fabien à travers ses interventions, ses objets, ses collages, ses projections ou ses vidéos, sans oublier ses rencontres? De beaucoup de choses, mais essentiellement du territoire au sens large.

Il ne s'agit ni d'un concept, ni d'une notion, mais d'une prise en compte de la réalité du territoire dans sa matérialité et sa temporalité. Il s'agit pour elle de réfléchir aux interactions et aux relations que peut ou devrait entretenir le territoire avec ceux qui l'utilisent de près ou de loin, en y résidant, en l'utilisant, en y passant ou en le traversant.

Comment le territoire est-il donné à voir? Souvent la question ne se pose même pas, car tous les urbanistes n'y ont pas forcément songé et la réponse est par trop souvent pragmatique.

Comment le territoire se donne t-il à voir? La réponse est proche de la précédente, si ce n'est que cette interrogation sous-tend une mise en perspective: le territoire a évolué, s'est modifié, souvent imperceptiblement, et pas toujours dans le bon sens.

Comment se regarde un territoire? Les réponses sont multiples autant qu'invisibles et c'est là qu'intervient Marion Fabien. Il s'agit pour elle de rendre perceptible l'invisible ou le non vu, d'aller au-delà des contraintes du réel, de pointer les failles dans la perception du banal, de dépasser l'inertie pesante du quotidien. Accessoirement intervient l'interrogation sur la place de l'artiste dans la société qui l'entoure ou la position qu'elle s'est choisit pour y travailler.

Comment nous parle Marion Fabien à travers ses interventions? Avec deux notions essentielles, celles du cadrage et celle de la ponctuation qui lui permettent d'appréhender le terrain qu'elle décrypte. Cette pratique n'est pas propre à la façon dont elle opéré à Montluçon, elle l'a déjà expérimentée à Bruxelles ou ailleurs.

Le territoire sur lequel elle a porté son dévolu à Montluçon possède l'avantage d'être circonscrit à un quartier, celui des Bien – Assis, aux dimensions relativement confinées, ce qui lui permet de travailler cet espace urbain comme s'il s'agissait d'un laboratoire. C'est-à-dire un lieu dont on pousse la porte tous les jours, qui permet de lancer et d'approfondir des expériences et puis surtout de les valider. Il lui était donc relativement commode de cadrer ces éléments que plus personne ne voit mais qui constituent l'environnement quotidien des habitants: que cela aille du mobilier urbain (bancs, panneaux publicitaires) aux manifestations visibles d'appropriation des lieux (inévitables graffitis, objets suspendus aux balcons, antennes paraboliques) en passant par des éléments constitutifs de la trame urbaine que sont les passages (escaliers, chemins, place)

Après les avoir ciblés, c'est au tour de l'artiste de s'approprier ces éléments, moins pour les dévier d'une fonction que tous ne possèdent à l'évidence pas, mais plutôt pour les transformer en signes révélateurs d'un potentiel ignoré. Les objets suspendus se transforment en tapis volants, les bancs en abris colorés, les tâches d'huile sur le sol en mirages et les panneaux publicitaires en miroirs, les escaliers déroulent le tapis rouge et l'on pourrait aisément imaginer que les paraboles se transforment en ponctuations lumineuses.

La démolition de la tour, qui bouleverse la physionomie du quartier et le regard porté sur celui-ci, lui permet aussi de s'impliquer avec les habitants dont elle sollicite le contact, attitude qui fait partie intégrante de la démarche d'artiste.

Intervenir sur le réel, le transformer par petites touches en espace mental comme étape obligée pour mieux en saisir les énergies inexploitées tient d'une gageure à laquelle Marion Fabien a tenu à se confronter en s'y investissant totalement. Ses Mirages symbolisent sans doute le mieux cette mise en abîme floue et incertaine, peut-être la seule solution pour faire bouger les lignes et contribuer à faire prendre conscience que rien n'est intangible.

Pour elle l'enjeu est clair. Il s'agit d'une "tentative de créer des images à partir d'une géographie politique, sociale, humaine, économique et mentale". Cette tentative se heurte à de nombreux obstacles, à des polarités contradictoires qui définissent précisément ce territoire physique et mental: l'humain et son environnement, le domaine privé et le domaine public, l'espace privé et l'espace public, l'intérieur et l'extérieur, l'environnement naturel et le contexte urbain. Il n'est dès lors pas étonnant, comme elle le souligne elle-même que "son travail oscille entre fonction et présentation, réel et utopie, spectaculaire et banal". La temporalité, particulièrement aux Bien - Assis, constitue une des données importantes de son travail, car il existe désormais une antériorité et une postérité à la démolition de la tour. Et qui dit temps, dit aussi travail de mémoire et on en revient ainsi à l'espace mental. Quelles traces vont rester de ce chantier? Quelle va être dans l'avenir la mémoire du quartier? En quoi l'intervention de l'artiste aura-t-elle contribué à en faire prendre conscience?

En travaillant de cette manière dans et sur l'espace public, même de façon éphémère (il ne s'agit pas ici de commande publique pérenne), Marion Fabien a pour vocation de prendre en compte la dimension sociale de cet espace, de créer ce qu'on appelle communément du "lien social", sans jamais faire abstraction de la dimension sculpturale et visuelle de son travail. Comme déjà dit, une vraie gageure…

Bernard Marcelis